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Chroniques
Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner
Depuis cinq ans déjà, la capitale hongroise concentre son printemps musical en un festival Wagner du plus grand intérêt. Ouvert le 29 mai par Tristan und Isolde qui le fermera le 16 juin, l’événement offre cette année un Ring intégral, courageusement joué sur quatre soirs consécutifs – ce qui est devenu plutôt rare aujourd’hui quand les maisons d’opéra proposent désormais un délai plus aéré entre les représentations. Ces représentations, mises en scène par Hartmut Schörghofer, seront toutes dirigées par Ádám Fischer à la tête de l’Orchestre Symphonique National Hongrois. C’est ce même chef, toujours inspiré dans ses lectures wagnériennes, qui conduit ce soir la seconde d’un Tristan und Isolde signé Magdolna Parditka et Alexandra Szemerédy, au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra National de Hongrie, autrement dit l’Opéra de Budapest qui coproduit le spectacle.
Outre de retrouver l’ouvrage de Wagner – et fort adroitement servi -, nous découvrons un lieu tout jeune, le Palais des Arts de Budapest – Müvészetek Palotája en langue originale –, vaste complexe situé au sud-est de la ville, un rien excentré, abritant une maison de la danse, le musée d’art contemporain de la Fondation Ludwig et le magnifique Auditorium Béla Bartók, nouvelle demeure de la Philharmonie. Et, plutôt que d’en encombrer la scène initialement prévue pour le concert et non pour le théâtre, les metteurs en scène ont judicieusement imaginé d’en détourner la fonction en la recréant à l’identique pour la déconstruire au fil de l’œuvre.
Opéra statique s’il en est, Tristan und Isolde s’avère, bien plus que les autres ouvrages wagnériens (hormis les premier et troisième actes de Parsifal), une grande partition d’orchestre, la fosse suppléant à elle seule – ô combien génialement – tout artifice dramatique. Devant les balcons bientôt fracturés, une scène inclinée sur laquelle évolueront, outre les protagonistes attendus, d’habiles escrimeurs autour d’un échiquier. Les enjeux de la guerre, omniprésente dans tout l’Acte I, le coup de théâtre amoureux qui retourne la situation comme un gant, le danger permanent des rivalités entre chevaliers (le titre de favori du roi n’est certes pas des moindres), tout se joue dans la précise aridité d’un symbolisme toujours juste, finement chorégraphiée par Oroszlán Tamás Pintér.
Nous ne tarirons pas d’enthousiasme en évoquant la distribution réunie sur ce plateau. István Horváth y est un Marin d’une saine clarté, Ákos Ambrus un ferme Timonier et Zoltán Megyesi un berger à l’émission gracieuse. Par un chant élégamment conduit mais un rien confidentiel, Lajos Geiger compose un Melot que la mise en scène a souhaité moins belliqueux que d’habitude (c’est ici par accident qu’il blesse Tristan), radicalement écrasé au troisième acte par le format vocal impressionnant de Tomasz Konieczny, Kurwenal généreusement sonore mais parfois étrangement projeté lorsqu’il s’agit de nuancer (début du III, notamment), sans que sa prestation s’en trouve ternie, loin s’en faut. L’autorité de Jan-Hendrick Rootering en Marke ne fait pas l’ombre d’un doute, quoique l’intonation se révèle par moment un peu instable. Belle rencontre d’une Brangäne au timbre éclatant, d’une rare clarté chez un mezzo : Judit Németh sert le rôle avec autant d’art que d’humanité par une présence évidente.
Isolde d’abord prudente, et de ce fait parfois masquée par la fosse dans ses premières mesures, Anna-Katharina Behnke déploie bientôt une voix large, remarquablement colorée, gérée par un souffle qui semble inépuisable. Indéniablement princesse bafouée, puis amoureuse emportée, vivifiée, enfin mourante dans la transe désincarnée que l’on sait, le soprano varie ces registres sans en marquer jamais les ruptures. Enfin, si l’on entend souvent dire, ici et là, qu’il n’y aurait plus de Tristan de nos jours, Christian Franz (qui sera Loge de Rheingold, Siegmund de Walküre et Siegfried de Götterdämmerung dans quelques jours) contredit ce pessimisme : révélant non seulement la vaillance que convoque le rôle, le ténor lui offre une couleur riche d’un aigu fulgurant, d’un médium corsé, d’un grave solide et, surtout, une musicalité infiniment sensible.
Indéniablement, nous sommes en pays de musiciens. Où rencontre-t-on une expression aussi naturelle, jusqu’en la musique de Wagner, pourtant hautement cérébrale ? Rien d’académique dans la splendide interprétation de cet orchestre, rien d’irrespectueux pour autant, la formidable souplesse du geste musical magnifiant comme aucun une partition qui, soudain, prend une envolée bouleversante. Au plus intime de la dramaturgie, Ádám Fischer ne laissera jamais la solennité s’installer trop, défendant l’œuvre au plus sensiblement vivant, pourrait-on dire, d’une énergie paradoxalement à fleur de peau.
Le lecteur l’aura compris : nous vivons là un grand moment de musique, qui nous fait regretter de ne pouvoir revenir du 10 au 13 juin pour une Tétralogie prometteuse, ne pouvant décemment lui sacrifier l’actualité musicale française. Nous n’hésiterons cependant pas à vous conseiller vivement le déplacement… à moins que, moins impétueusement, vous attendiez avec nous la prochaine édition du Budapesti Wagner-Napok qui, du 9 au 19 juin 2011, présentera Parsifal, Lohengrin et ce même Tristan ?
BB